Des réserves fractionnaires au 100 % monnaie.

12 décembre 2010

Extrait d’un article plus complet du site de Jean Jégu, article intitulé «  Pour une régulation monétaire mondiale. » (chargement pdf de l’article complet)

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1. Les « réserves fractionnaires ».

Pour comprendre les questions monétaires il ne faut pas, en premier lieu, s’appesantir sur les gains des traders, les « stock options » ou autres sujets qui font la une de nos journaux. Ce ne sont là que des conséquences, des prolongements d’un état d’esprit qui s’est répandu partout : le profit, toujours plus de profit.

La profession bancaire n’est certes pas la seule à se soumettre à la loi du profit maximum mais elle est probablement celle qui a commencé et de la manière la plus efficace. Sans refaire l’histoire de la banque – ce qui ne manquerait pas d’être instructif – nous expliquerons le plus clairement possible ce que d’aucuns appellent parfois « le privilège bancaire ». Nous préférons parler de manière plus neutre de « principe bancaire ».

Il ne faut pas rechercher la culpabilité de tel ou tel. Notre conviction est que l’affaire dépasse le niveau des choix individuels. Il s’agit d’abord d’un fait de société. Les évolutions relèveront d’autres faits de société et notamment d’une prise de conscience générale à laquelle nous nous efforçons de contribuer

Comprendre le « principe bancaire » est essentiel pour entrevoir une solution à nos problèmes financiers actuels. L’expliquer se heurte à de sérieuses difficultés. Ce fait social existe depuis quelques siècles. Il reste discret, peu enseigné si ce n’est à la sauvette, plutôt inavoué – peut-être parce qu’inavouable – parfois même contesté par les banquiers eux-mêmes, en tout cas ignoré du public qui ne peut le voir. Le vocabulaire financier échappe à la plupart d’entre nous comme tout vocabulaire spécialisé. Mais, si vous écartez ce vocabulaire, vous voici taxé d’ignorance. C’est pourtant ce que nous n’hésiterons pas à faire préférant être compris.

Prenons, par exemple, un individu habitant un appartement estimé à 300 000 € dont il est propriétaire. Il détient par ailleurs un épargne de 30 000 €, un compte courant de 3000 € et 300 € en espèces dans son portefeuille. Son patrimoine atteint donc 333 300 € dont 33 300 € disponibles pour ses affaires, en particulier 3 300 € en monnaie liquide. Voilà pour le langage courant. Un spécialiste vous demandera de préciser de quelle nature est l’épargne de 30000 €. Un livret A n’est pas de même nature que la détention de SICAV, ni celle-ci que des avoirs en actions. On vous expliquera que les 300 € en espèces sont de la monnaie de base, que les 3000 € sont de la monnaie bancaire ( généralement connue sous l’appellation de M1 ) tandis qu’un compte d’épargne n’en est pas ; ce n’est que de la quasi-monnaie comptabilisée dans un ensemble gigogne englobant le premier et appelé M2 ou M3 selon le cas. En bref avec la monnaie de base sur laquelle nous aurons à revenir, il y a d’autres avoirs financiers classables selon leur nature dans une collection d’ « agrégats financiers » emboités comme des poupées russes et comme si on voulait un peu cacher ce qu’il y a à l’intérieur.

La vérité est pourtant simple et peut être dite en langage ordinaire : à la base il y a les billets ( et, pour mémoire, les pièces bien sûr). Plus exactement il y a les comptes tenus par la BCE, comptes avec lesquels leurs titulaires peuvent acheter des billets. Notez bien que seules les banques et le Trésor Public ont des comptes ouverts à la BCE ( ou à la BdF qui en est aujourd’hui une annexe). Nous dirons donc qu’à la base, il y a les « €-base ». Notre homme détient donc, en billets, 300 «€-base». Les 3000 € sur son compte bancaire ne sont pas des « €-base » mais l’ engagement de la banque de lui fournir sur demande jusqu’à 3000 « €-base ». Cet engagement est sérieux et crédible tant que la banque qui l’a pris est elle-même sérieuse et crédible. On peut donc dire que notre homme possède 3000 « €-promesses d’€-base » qui valent, normalement, exactement 3000 « €-base » sans toutefois être 3000 « €-base ». C’est ici l’élément clé pour comprendre le « principe bancaire ».

Chacun utilise son compte comme si c’était des billets, c’est à dire des « €-base ». Les banques exécutent les ordres qu’elles reçoivent (chèques, virements, retraits, …) exactement comme si elles détenaient des billets. Les banques détiennent bien en effet des billets et des « comptes de billets », c’est à dire des « €-base ». Mais le « principe bancaire » exprime le fait que chacune ne détient en « €-base » qu’une faible fraction du total promis en « €-promesse d’€-base » et comptabilisé sur les comptes bancaires qu’elle gère.

L’explication est simple : la banque ne conserve que le minimum d’argent nécessaire pour honorer tous les ordres reçus de sa clientèle. Elle joue pour cela sur le fait que tous les clients ne sont pas demandeurs simultanément. C’est le phénomène souvent rapporté sous le terme de « multiplicateur » de crédits. Quand elle a 100 « €-base », elle peut gérer par exemple 400 « €-promesses d’€-base ». Ceci revient à dire que quand une banque possède 100 « €-base », elle peut naturellement les prêter en inscrivant 100 « €-promesses d’€-base » sur le compte d’un client, mais en plus elle peut prêter 300 « €-base » supplémentaires bien qu’elle ne les possède pas.

Quand tout va bien, c’est à dire quand les affaires marchent et que la confiance règne, la banque empoche des intérêts sur le total des € prêtés. Si les conditions économiques se dégradent et que la suspicion gagne, il peut y avoir banqueroute : si la clientèle multiplie les mouvements d’argent simultanés et/ou les retraits en billets, la banque ne possède pas assez d’ « €-base » pour exécuter les ordres et/ou faire face aux retraits. Elle finit par se trouver en état de cessation de paiements.

Ce système dit de « réserves fractionnaires », issu de l’histoire, a ses avantages et ses inconvénients. Quand la monnaie de base était constituée de métaux précieux et rares ( or ou argent ) le multiplicateur de crédits, utile pour gonfler les revenus des banques, l’était aussi pour augmenter la masse monétaire disponible pour les clients. Mais que de fois certains de ceux-ci ne se sont-ils pas retrouvés grugés pour avoir fait confiance à un banquier imprudent, c’est à dire trop enclin à prêter au delà du gérable. Aujourd’hui la situation est tout autre puisqu’aucune monnaie n’est désormais arrimée aux métaux précieux et donc n’est soumise à une rareté de fait. La production de monnaie n’est plus une question d’extraction de minerai aurifère mais relève de la décision politique. Ceci permet de réexaminer sans crainte les mécanismes de la création monétaire et autorise la remise en cause du système des « réserves fractionnaires »

2. Le « 100 % monnaie ».

Nous avons pris connaissance du « multiplicateur de crédit », c’est à dire du fait que les banques comptabilisent bien plus d’argent sur les comptes de leurs clients que ce qu’elles en ont en réalité. Interrogeons-nous maintenant sur la nature et l’origine de cet argent de base qui se trouve ainsi multiplié. D’où viennent les billets et – ce qui est équivalent – les « comptes d’€-base » qui permettent aux banques d’en obtenir ? L’or existe, est extrait de mines, mis en pièces ou en lingots ; on en a ou on n’en a pas. Mais les billets ne sont que du papier imprimé. Qu’est-ce qui en fait de la monnaie ? Qui plus est, qu’est-ce qui en fait la base de la monnaie, base sur laquelle repose tous les comptes bancaires ? Après les « réserves fractionnaires » il faut ici expliquer la « monétisation ».

La monétisation est l’introduction de moyens de paiements supplémentaires dans les circuits économiques. La monétisation la plus courante est celle liée à l’attribution d’un crédit bancaire. Quand un client d’une banque s’engage à lui rembourser dans un délai fixé un certain capital et des intérêts calculés sur ce capital, la banque porte sur son compte le capital correspondant ( en « €-promesse d’€-base ») et lui en attribue l’usage. Ceci se fait – nous l’avons déjà vu – sans que la banque ait besoin de disposer au préalable de la totalité des « €-base » promis. Il lui suffit d’en disposer d’une partie statistiquement suffisante pour faire face aux demandes de sa clientèle. Lorsque le crédit attribué est effectivement mobilisé il peut s’en aller vers le compte d’un client d’une autre banque. Cette autre banque, cliente de la Banque Centrale, voit ainsi son « compte d’ €-base» ( en €-base) augmenter du capital correspondant conformément à la promesse de la banque ayant accordé le crédit initial ( en €-promesse de €-base ). Que ce « compte d’ €-base » soit lui-même partiellement ou en totalité reprêté à tel ou tel autre client de cette banque et cela à un taux générant un certain revenu n’a rien de choquant. Qu’il le soit une deuxième ou troisième fois – la banque en faisant son affaire – l’est davantage. Non seulement il y a multiplication discutable des intérêts perçus, mais surtout, il en résulte une fragilisation du système monétaire, les banques étant incapables de tenir leurs promesses autrement qu’en jonglant avec le comportement statistique de leurs clientèles.

L’introduction de monnaie de base ( €-base) est réservée aux Banques Centrales. Il y a une Banque Centrale pour chaque devise et par zone économique. Les « €-base » naissent d’un crédit accordé par la Banque Centrale à l’un ou l’autre de ses clients (banques, Trésor Public) ou encore du paiement de titres financiers achetés par la Banque Centrale. Seuls les « €-base » sont garantis par la Banque Centrale, c’est à dire la collectivité qu’elle représente, mais il y en a beaucoup moins que les « €-promesses de €-base » qui circulent de comptes en comptes dans les banques commerciales pour les besoins de l’économie. Aujourd’hui, avec des monnaies entièrement libérées de la rareté des métaux précieux, rien ne justifie que cette pratique contestable se perpétue.

Ce point de vue n’est pas une nouveauté. Il existe toute une école de pensée économique qui le dit depuis longtemps (notamment Irving Fisher (100 % money, 1935) et Maurice Allais (depuis 1943) ). Cette position, connue sous l’appellation de « 100 % monnaie », consiste à ne reconnaître comme monnaie que le « €-base », c’est à dire à interdire les « €-promesse d’€-base ». L’économie réelle qui n’utilise aujourd’hui, pour l’essentiel, que les « €-promesses d’€-bases » serait ainsi éloignée des manipulations permises par ce jeu de promesses Les méfaits des produits dérivés, de la spéculation sur les titres et les devises résisteraient peut-être à la mise en œuvre du « 100 % monnaie » mais en seraient probablement réduits car ils reposent en bonne partie sur la capacité des banques à produire la monnaie bancaire ( les « €-promesse d’€-base » ). Notre monnaie – bien public s’il en est – ne serait plus mise en péril par des opérations spéculatives privées. Les moyens de financement liés à l’épargne préalable resteraient utilisables mais limiter la monnaie aux « €-base » serait une mesure de salubrité publique qui, bien que connue et techniquement possible, est curieusement et systématiquement passée sous silence jusqu’à ce jour par le monde financier.

Jean Jégu
30 novembre 2010