C.Gomez – chômage et coûts salariaux

17 novembre 2012

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Christian GOMEZ (11/11/2012)

CHÔMAGE ET COÛTS SALARIAUX: UN PROBLÈME NOUVEAU?

Comment Maurice Allais fut parmi les premiers (avec Jacques Rueff) à le déceler  et à chercher à l’estimer dans la période post-1968

Apparemment, la classe politique française et nombre d’économistes découvrent que des coûts du travail trop élevés peuvent être à la racine des problèmes dans lesquels s’enlise l’économie française depuis des années, sans doute depuis les années 70, et qui n’ont fait qu’empirer dans l’aveuglement général des acteurs économiques et politiques  de gauche (partis, syndicats) comme de droite, un aveuglement renforcé hélas par le silence gêné de la plupart  des économistes soumis au conformisme du moment et aux idéologies ambiantes. Pourtant dès la fin des années 70, deux économistes, parmi les plus grands, s’étaient levés pour alerter les français du péril que leur comportement collectif engendrait: jacques Rueff[1] et Maurice Allais[2], sans que leurs appels ne rencontrassent aucun écho. Une situation que devait continuer à connaitre par la suite  Maurice Allais qui, à partir de la fin des années 90, ne  cessa de sonner le tocsin, conscient que la mondialisation menée à marche forcée par des « élites » inconscientes et, surtout, ignorantes, allait complètement ruiner un pays déjà complètement sclérosé et paralysé par des rigidités de toutes sortes, dont la rigidité salariale en particulier.

 Dans cette brève note, il s’agira de se concentrer sur Maurice Allais, qui a présenté  les modèles du taux de chômage les plus élaborés en 1981 et 1999, pour bien mettre en évidence  l’importance qu’il accordait aux coûts du travail dans l’explication du fléau du sous-emploi. Nous mentionnerons bien sûr son intérêt croissant pour le chômage « mondialiste » (résultant de la mondialisation) à partir des années 90 en restant succinct sur les critiques que nous inspire son traitement du sujet[3].

LE MODÈLE DE 1981: UN CRI D’ALARME QUE LES SOCIALISTES NE POUVAIENT PAS ENTENDRE ET LEURS ÉCONOMISTES COMPRENDRE.

Voyant le dérapage du chômage dans les années 70, l’approche d’Allais fut d’en rechercher les causes en partant d’un modèle extrêmement classique (au sens de « traditionnel ») distinguant trois formes de chômage:

–      Le chômage technologique, considéré comme un mouvement continu et régulier induisant des flux d’entrées-sorties sur le marché du travail et donc un taux de chômage frictionnel relativement stable (a priori de l’ordre de 2% par an au vu des taux de chômage observés sur longue période)

–      Le taux de chômage conjoncturel, lié à la conjoncture et donc suivant en cela les fluctuations de la demande globale (approximées dans le modèle par les écarts à la tendance du PNB réel)

–      LE CHÔMAGE STRUCTUREL OU CHRONIQUE, dû à une évolution des salaires réels déconnectée de la celle de la productivité globale des facteurs, et non de la seule productivité du travail car il convient dans ce cas de prendre bien en compte la croissance du surplus distribuable liée à une plus grande efficience de l’ensemble de l’économie.

Cet indicateur de déséquilibre salarial montre bien le dérapage provoqué par la crise de 1968 et la gabegie qui a suivi, essentiellement sous la houlette de Giscard d’Estaing et de son premier ministre d’alors, Jacques Chirac, une gabegie que Raymond barre fut dans l’impossibilité de maitriser compte tenu de la force des syndicats et de la perspective d’une arrivée de la gauche au pouvoir. On comprend dès lors pourquoi la réalisation de cette éventualité en 1981 et la  mise en œuvre des promesses de la gauche conduisirent le pays au chaos jusqu’au tournant de la « rigueur » en 1983.

Et, comme le montre le graphique , la  conjonction de la composante conjoncturelle ( les fluctuations économiques) et du facteur structurel ( les excès de croissance salariale) dans le cadre du modèle général proposé par l’auteur permettait une représentation presque parfaite du phénomène sur une période de 26 ans (1952-1978), avec deux variables explicatives et trois paramètres arbitraires à estimer, dont la constante (représentative du chômage frictionnel/technologique) qui ne pouvait être très éloignée de 2%, ce qu’elle fut (2.2%).

Selon le schéma d’analyse proposé par Allais, il était donc possible de décomposer le taux de chômage observé en 1978 (tab), c’est-à-dire quasiment à la veille de l’arrivée de la Gauche au Pouvoir.

On comprend mieux l’échec de cette dernière en 1981 dû à un contresens quasi-total sur la nature du chômage à cette époque.

Une relance par les salaires pour activer la consommation et combattre ainsi le chômage ne pouvait que conduire  à plus de chômage, plus d’inflation, plus de déficit extérieur. Ce qui advint.

II-LE MODÈLE DE 1999 : L’INTRODUCTION DU « CHÔMAGE MONDIALISTE » RÉSULTANT DE LA LIBÉRALISATION DES ÉCHANGES INTERNATIONAUX, UN APPEL SANS ÉCHO FACE À LA PRÉGNANCE DE LA VULGATE « LAISSER-FAIRISTE »

Par rapport à celui de 1981, le modèle  présenté dans l’ouvrage de 1999 continuait à traiter identiquement le chômage technologique (supposé constant) et le chômage conjoncturel  (écarts par rapport à la tendance du PIB à prix constants), mais allait s’en différencier par deux aspects importants :

1) La prise en compte d’un indicateur des conditions salariales  différent : il s’agit du rapport du SMIG/ SMIC au salaire horaire moyen ouvrier au lieu du rapport (plus attractif intellectuellement) du coût salarial global (en valeur réelle) à la productivité globale des facteurs[4]. Comme l’écrit Allais : « Faute de mieux, et au moins en première approximation, on peut prendre comme indicateur global des facteurs sociaux générant du chômage (charges salariales globales, minima de salaires, rigidités du marché du travail et chômage volontaire), le rapport r du SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti institué le 11 février 1950), remplacé le 2 janvier 1970 par le SMIC (Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance) au salaire horaire moyen. En fait, tous les avantages sociaux sont en relation avec ce rapport. » (Allais, 1999, p.163).

2)  L’introduction d’un indicateur composite de l’effet d’éviction du facteur travail en France par les importations extracommunautaires, par la prise en compte de l’équivalent en heures de travail français des importations extracommunautaires de produits manufacturés (valeur des importations en produits manufacturés divisée par le salaire ouvrier moyen) mis en base 1 en 1974. En effet, l’explosion du sous-emploi en France à partir des années 80 ne pouvait s’expliquer, selon Allais, par le seul facteur « coût du travail » et il était convaincu qu’un autre facteur était intervenu en conjonction avec ce dernier qui ne pouvait être que « l’effet du libre-échange mondialiste aggravé par les effets pervers du système des taux de change flottants et de la libéralisation mondiale des mouvements de capitaux… » (Allais, 1999, p.166). Pour lui, l’indicateur utilisé synthétisait tous ces effets, au moins en première approximation, car « une analyse approfondie devrait en dissocier leurs influences respectives » (Allais, 1999, p.166).  Comme le montre le graphique ci-joint, on constate une très nette accélération à partir des années 70 et la conclusion d’Allais était que c’était un facteur primordial de la RUPTURE DE LA CROISSANCE CONSTATÉE EN 1974 et donc de l’accélération du chômage à partir de cette date, en sus des effets liés aux coûts salariaux.

Ainsi, avec un modèle combinant les différents types de chômage, tels qu’estimés par l’auteur : Technologique, conjoncturel, chronique, mondialiste, certains d’entre eux (chronique et mondialiste)  intervenant à partir de seuils directement estimés empiriquement par un processus d’optimisation[5], Allais cherchait à expliquer le sous-emploi des ressources de main d’œuvre mesuré par deux concepts :

–         Le taux de chômage au sens du BIT

–         Le taux de  sous-emploi total, beaucoup plus important, car incluant, outre le taux de chômage officiel, l’ensemble des personnes traités socialement (dans l’emploi marchand aidé : les personnes dont les charges sont tout ou partie exonérées de cotisations, les contrats aidés de toutes sortes…… ; dans l’emploi non marchand : les travaux d’utilité collective, les contrats emploi-solidarité, les stages d’insertion, les cessations anticipées d’activité, les dispensés de recherche d’un emploi….) , soit pour l’année 1997, un ensemble avoisinant 25% de la population active !

Pour le sous emploi total, Allais aboutissait à une estimation des différentes composantes du chômage du type suivant :

Pour le taux de chômage au sens du BIT, les ajustements étaient comparables mais les estimations des poids des différentes composantes diffèrent dans la mesure où chômage chronique et chômage mondialiste ont un poids à peu près équivalent. La raison réside probablement dans la sous-estimation du développement du sous-emploi total au cours de cette période en raison de la mise en œuvre de toutes ces politiques très dispendieuses de traitement social

du chômage.

Moyenne des années 1995-1997 (p.467)Politique sociale41%Mondialiste48%Conjoncturel1%technologique10%Total100%

Conclusion

Ce que montrent les études d’Allais, comme par ailleurs les mises en garde de Rueff, c’est que le problème des coûts salariaux aurait dû être mis sur la place publique depuis bien longtemps. Songer que l’on puisse manipuler une variable aussi importante que le coût du travail pour des raisons politiques et/ou idéologiques est une ineptie qui, malheureusement fait partie du folklore français, et plus généralement des conceptions socialisantes inspirées du marxisme. Le coût du travail est une variable économique qui doit se fixer pour les différentes qualifications sur des marchés où s’ajustent l’offre et la demande. Que le salaire et le revenu des salariés soit par ailleurs une variable « sociale » ayant une composante « éthique » est un autre problème qui relève  de la redistribution des revenus. Si certains salaires ou certains revenus familiaux sont jugés éthiquement insupportables, il est toujours possible de compenser le manque à gagner par des allocations ad hoc financées par des ponctions sur les autres revenus (impôts) et non en manipulant le prix du travail. Cela a toujours été la position des grands « libéraux » comme Friedman et Allais. Là-dessus, se greffe le problème de l’impact des échanges internationaux, de marchandises et de capitaux, sur les conditions salariales lorsque les échanges se font avec des pays à bas coûts salariaux et à capacités technologiques, mais sa solution relève d’une approche complètement différente.

Il est clair qu’avec des travaux comme ceux de Maurice Allais, nous sommes invités à nous interroger  sur l’importance de ce facteur et il est considérable :

–                  Avec le premier modèle, à mon avis le plus incontestable, le taux de chômage chronique lié à des coûts salariaux « trop » élevés représentait à la fin des années 70 environ 40% du taux de chômage global. Partant d’une situation de plein emploi, voire de suremploi, l’impact de la « gabegie » salariale de ces années là, mesuré par le rapport coût salarial/productivité globale des facteurs, apparait avec la clarté d’une épure ;

–                  Avec le second modèle,  très contestable, la réduction, voire son maintien avec les données BIT,  du poids du chômage chronique au profit du « chômage » mondialiste devrait à mon avis être révisée dans le sens de la hausse.  En effet, il y a dans cette approche des erreurs de principes à corriger et une bonne part de l’indicateur du « chômage mondialiste » capte en fait tout autre chose qui relève plus du chômage chronique (non flexibilité des salaires face à un afflux de main d’œuvre) qu’à un phénomène de mondialisation dont l’impact n’a pu véritablement se faire sentir qu’à partir du milieu des années 90[6].

Ainsi avec la crise mondiale de 2007 et la crise de l’euro, les lois d’airain de l’économie classique reviennent en force et, en premier lieu, ce qu’il est convenu d’appeler la « Loi de Rueff ».  Au-delà des moulinets de politiciens apeurés par l’importance du problème, qui appellent par des incantations quasi-magiques à « la croissance », à « l’investissement » ou à « l’innovation » pour combattre le chômage, il y a ce fait incontournable : le chômage sera d’abord combattu en redonnant au marché toute la liberté pour s’ajuster, en cessant de jouer avec les salaires et les coûts salariaux comme avec des hochets idéologiques (« un petit coup de pouce » par ci, « un petit coup de pouce » par là). Ce facteur, associé à tout ce délire de protection de l’emploi « en place » a mené l’économie française au bord du gouffre et a conduit des générations de jeunes français (et européens car beaucoup d’autres pays souffrent ou ont souffert des mêmes maux) au désespoir en les privant d’avenir. Il est temps de faire la grande lessive qui a déjà débuté dans de nombreux pays. Elle sera douloureuse mais salutaire.


[1] Jacques Rueff: « la fin de l’ère keynésienne », Le Monde, 19 et 20/21 Février 1976

[2] Maurice Allais : Le chômage et les charges salariales globales, Le Monde, 14-15 juin 1981, et ses différents ouvrages notamment: Combats pour l’Europe (1994 et 2002) et La Mondialisation, La Destruction de l’emploi et de la croissance(1999) aux Éditions Clément Juglar].

[3] Nous y reviendrons dans une note ultérieure car cette critique nécessite  des développements  qui seraient trop longs ici.

[4] En tout état de cause, l’établissement d’une série de  la productivité globale des facteurs nécessitait de disposer d’une équipe suffisamment compétente pour la calculer, ce qui était hors de portée de Maurice Allais en 2000 qui, rappelons-le, approchait les 90 ans et ne disposait plus que d’une aide matérielle limitée à l’Ecole de Mines.

[5] Dans le modèle, les composantes chronique et mondialiste, X et Y, sont estimées par des indicateurs x et y qui ne sont pris en compte qu’à partir de seuils x0 et y0 qui sont déterminés de telle manière que la corrélation soit maximum. Ainsi les variables (x-x0) et (y-y0) prennent une valeur nulle pour x<x0 et y<y0 et ne commencent à s’incrémenter qu’à partir des seuils x0 et y0.

[6]Comme déjà indiqué, nous reviendrons plus tard sur ce modèle et les problèmes qu’il pose.


lettre ouverte adressée par Maurice Allais à Monsieur Jacques MYARD

16 octobre 2010

Le texte des pages suivantes (42 pages) est la reproduction, avec l’autorisation de l’auteur, d’une lettre ouverte adressée par Maurice Allais à Monsieur Jacques MYARD, Député des Yvelines

Maurice Allais et les Editions Clément Juglar l’ont développée sous forme d’un livre publié en décembre 2005
62 avenue de Suffren, 75015 Paris – Tél 01 45 67 58 06

clementjuglar@auxam.fr

181 pages – Prix: 19 €uros + port

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L’EUROPE EN CRISE

QUE FAIRE ?

Réponses à quelques questions

POUR UNE AUTRE EUROPE

SOMMAIRE

PRESENTATION ……………………………… 3

I.- La création de l’Euro est-elle justifiée ? ……. 4

II.- L’Organisation politique de l’Europe ..  …. 5

III.- Les effets destructeurs de la Mondialisation 10

IV.- La nécessaire Préférence Communautaire … 15

V.- De profondes réformes …………  …………….. 21

Epilogue ……………………  …………………….. 28

ANNEXES

I.- Evolution comparée du Produit Intérieur
Brut Réel par Habitant, France • Etats-Unis
1950 – 2004 …………  …………………… ………..
29

II.- Protection tarifaire ou protection
contingentaire
………….  ………………………… 34

III.- Une législation obscurantiste …..  ……. 39

REFERENCES ……………………..  …………….. 41

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PRESENTATION

Au nom des députés gaullistes, membres de l’UMP, qui ont voté non au Référendum du 29 mai 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen, et regroupés dans le Cercle « Les Républicains », Monsieur JACQUES MYARD, Député des Yvelines, Président du Cercle « Nation et République » m’a demandé de répondre à quelques questions susceptibles d’éclairer les enjeux économiques et politiques européens dans leur contexte mondial lors des universités de rentrée de Dourdan les 9 et 10 septembre 2005.

LES QUESTIONS POSÉES

Les questions posées sont les suivantes :

1.- L’Euro vous paraît-il être un facteur de développement indispensable pour l’Europe ?

2.- Quelle devrait-être, selon vous, l’organisation politique du continent européen ?

3.- L’Europe a favorisé l’émergence d’une mondialisation sans barrière. N’a-t-elle pas aussi concouru à l’accroissement de ses difficultés économiques ?

4.- La Mondialisation est très certainement inéluctable en termes techniques, mais quelles devraient être, selon vous, les mesures à mettre en œuvre à fin de contrer ses effets négatifs ?

5.- Quelle politique économique devrait privilégier le gouvernement français pour relancer l’économie de la nation ?

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Allais: la rupture de 1974

13 octobre 2010

Extraits du livre de Maurice Allais (ed Clément Juglar 2007)

« La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance »

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1974 ; UNE ANNÉE DE RUPTURE

L’année 1974 apparaît comme une année de rupture entre la période 1950-1974 de prospérité continue et la période 1974-1997 essentiellement marquée par une croissance massive du chômage, une diminution considérable des effectifs industriels, et une très forte réduction de la croissance.

La rupture de l’année 1974 peut être illustrée par quelques graphiques très significatifs représentant respectivement les évolutions de 1950 à 1997 du chômage au sens du BIT, du sous-emploi total (qui tient compte du traitement social du chômage), de leurs taux par rapport à la population active, des emplois dans l’industrie et de leur pourcentage dans la population active, et du produit intérieur brut réel global et par habitant.

La représentation correspond à la période 1950-1997 et à la situation telle qu’elle se constate au début de 1999 au regard des données statistiques effectivement disponibles.

On constate que les nouveaux points représentés en gras se placent effectivement au voisinage des tendances calculées en 1994 et correspondant à la période 1974-1993. Le plus souvent les nouveaux points se placent presque exactement sur les tendances calculées en 1994.

En fait, les tendances des périodes antérieure et postérieure à 1974 sont profondément différentes.

La période 1974-1997 est marquée par la destruction des emplois, la destruction de l’industrie, et la destruction de la croissance.

Le chômage au sens du BIT

Sur le Graphique I représentatif de 1950 à 1993 du chômage C au sens du BIT la Cassure de 1974 apparaît particulièrement nette au regard de l’évolution locale observée de 1950 à 1974 et représentée par l’interpolation parabolique en traits fins

De 1950 à 1974 le nombre de chômeurs au sens du BIT a crû de 340 à 630 mille en passant par un minimum de l’ordre de 180 mille aux environs de 1957.

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Contre le mondialisme, vive le protectionnisme !

13 octobre 2010

Maurice Allais : « Contre le mondialisme, vive le protectionnisme ! »

Le 11 octobre 2010 – par François Ruffin

Tous les journaux, toutes les radios mentionnaient ce lundi matin le décès de Maurice Allais. Mais où est paru le seul entretien avec le seul Prix Nobel français d’économie ? Dans Fakir, au printemps 2008. C’est dire si, hormis une tribune sur Marianne 2, ses positions protectionnistes étaient marginalisées. Alors que l’Express, Libération, Le Monde, etc. l’auraient encensé, placé à leur Une, s’il avait défendu le libre-échange.
Nous n’encenserons pas Maurice Allais – cet homme venu de la droite, qui avait défendu l’Algérie française, hostile à l’immigration. Nous lui rendons néanmoins la parole sur son terrain, l’économie.
Un entretien relu et approuvé par ses soins.
Le journal Fakir est un journal papier, en vente chez tous les bons kiosquiers ou sur abonnement. Il ne peut réaliser des enquêtes, des reportages, que parce qu’il est acheté.

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Monsieur Maurice Allais, vous êtes rangé parmi les économistes libéraux. Vous vous réclamez je pense de ce courant. Votre nom est régulièrement associé – à tort ou à raison – à ceux de Friedrich Hayek ou de Milton Friedman. Et pourtant, depuis une quinzaine d’années maintenant, vous menez – je vous cite – « le combat passionné d’un homme de science contre la mondialisation »…

Maurice Allais : L’idéologie que j’appelle « libre-échangiste mondialiste » a déjà fait d’innombrables victimes dans le monde entier. Pour une raison simple, empiriquement vérifiée : la mondialisation généralisée des échanges, entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents, entraîne finalement partout, dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes. Or, cette mondialisation n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable.

D’où vous vient cette conviction ?

Maurice Allais : Cette certitude naît d’une simple observation, ce que je nomme « la cassure de 1974 ».
Sur la période 1974-1997, le taux de chômage au sens du BIT est passé de 2,84 % à 12,45 %, soit un accroissement de 1 à 4,4. De même, le taux de sous-emploi est passé de 3,39 % à 23,6 %, soit un accroissement de 1 à 7. Or, à partir de graphiques, d’analyses statistiques, on doit relier cette crise de l’emploi à un changement brutal intervenu en 1974.
Entre 1955 à 1974, les effectifs dans l’industrie s’étaient accrus d’environ un million, soit 50 000 par an – avec un pourcentage d’emplois industriels dans la population active qui restait constant et stable, aux alentours de 28 %. Entre 1974 et 1993, en revanche, ces effectifs ont décru d’environ 1 700 000, soit 90 000 par an – et le taux d’emplois industriels a fortement diminué, de 28 % à 17 %.

Vous parlez de l’industrie. Mais on est passés, désormais, à une « économie de services »…

Maurice Allais : Qui envisagerait comme un objectif raisonnable pour la France une destruction progressive de son industrie, même compensée par un développement massif des activités du commerce et du tourisme ? Quand on examine l’histoire des civilisations, aucune d’entre elles n’a pu exister ou survivre que dans la mesure où elle s’appuyait sur une industrie.

Mais quel lien faites-vous entre cette cassure, cette casse de l’industrie et la mondialisation ?

Maurice Allais : Certains prétendent expliquer la cassure de 1974 par le choc pétrolier, ou par les incidences des Accords de Grenelle en mai 1968, ou par le remplacement du SMIG par le SMIC. Mais en fait, une seule cause peut et doit être considérée comme le facteur majeur et déterminant des différences constatées entre avant 1974 et après 1974 : la libéralisation des échanges extérieurs par l’Organisation de Bruxelles.
Dans un tel contexte, plus les minima de salaires sont élevés, et plus les importations en provenance des pays à bas salaires sont favorisées. Or, ces pays représentent aujourd’hui des milliards d’hommes. Leur compétition dans un monde de libre-échange ne peut qu’entraîner, inexorablement, dans les pays développés, un nivellement des salaires vers le bas et une explosion du sous-emploi.
Cette opinion relève du sens commun, et elle apparaîtra aux lecteurs comme une banalité. Mais il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et tel semble bien, aujourd’hui, le comportement des dirigeants – politiques, économiques, médiatiques : ils ne veulent ni voir ni entendre.

Que des secteurs industriels, hier la sidérurgie, le textile, la plasturgie, aujourd’hui la métallurgie, la chimie, disparaissent à cause des pays à bas coût de main d’œuvre, soit. Mais dans le même temps, on exporte davantage aussi…

Maurice Allais : Naturellement ces importations sont compensées en valeur par des exportations. Mais globalement, des emplois sont détruits à cause de la structure très différente des importations et des exportations : dans les produits qu’on importe se trouve beaucoup de travail peu qualifié, tandis que dans les produits qu’on exporte se trouve peu de travail très qualifié. La balance commerciale est indépendante de la balance sociale.

Vous dites : « Plus les minima de salaires sont élevés, et plus les importations en provenance des pays à bas salaires sont favorisées ». Pour conserver des emplois peu qualifiés, il faudrait, alors, diminuer le coût du travail ?

Maurice Allais : On nous le répète. On nous dit par exemple que tout est très simple : si l’on veut supprimer le chômage, il suffit d’abaisser les salaires. Mais personne ne nous dit quelle devrait être l’ampleur de cette baisse, ni si elle serait effectivement réalisable sans mettre en cause la paix sociale. Que depuis tant d’années de grandes organisations internationales comme l’OCDE, l’OMC, le FMI, ou la Banque Mondiale puissent préconiser une telle solution est tout simplement atterrant.
On aperçoit alors l’impasse. La mondialisation des échanges mène soit à un chômage accru s’il y a rigidité des salaires, soit à une inégalité accrue s’il y a flexibilité des salaires.

Cette mondialisation, en même temps, elle profite à tous. Il suffit de remplir son chariot au supermarché…

Maurice Allais : C’est vrai. Les partisans du libre-échange soulignent que grâce aux délocalisations et aux importations en provenance des pays à bas salaires, jamais les prix dans les hypermarchés n’ont été aussi bas. Mais c’est oublier que les consommateurs ne sont pas seulement des acheteurs. Ils sont également des producteurs qui gagnent leur vie et qui paient des impôts.
En tant que consommateurs, ils peuvent acheter des produits meilleur marché. Mais pour ces consommateurs, la contrepartie réelle de ces importations à bas prix est finalement la perte de leur emploi ou la baisse de leurs salaires, et des impôts accrus pour couvrir le coût social du chômage et de la politique de l’emploi.
C’est également oublier que les consommateurs sont aussi des citoyens habitant dans les agglomérations urbaines, et qu’au fur et à mesure que le chômage et la pauvreté générés par la mondialisation augmentent, l’insécurité et l’instabilité des banlieues s’accroissent.
On voit alors que les effets de cette idéologie libre-échangiste, aussi funeste qu’erronée, ne se bornent pas au développement massif du sous-emploi. Ils se sont traduits également par un accroissement des inégalités, par une destruction progressive du tissu industriel français, par un déséquilibre de toute la société.
Cette invocation du « consommateur », de son bénéfice supposé, sert à masquer d’autres intérêts. Car les groupes dirigeants de l’économie sont devenus de plus en plus riches alors que les pauvres sont devenus de plus en plus pauvres.

Comment expliquer, alors, que cette « idéologie libre-échangiste erronée » domine tant ? Que rares soient les intellectuels, et encore plus rares les économistes, à la dénoncer ?

Maurice Allais : Une citation de Wells pourrait suffire : « Cette coutume qu’ont les hommes de se refuser à émettre des jugements critiques sur les points fondamentaux est un des plus grands dangers qui menacent, d’une façon générale, les facultés humaines de compréhension. »
Toute la Construction européenne et tous les traités relatifs à l’économie internationale (l’Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce, la Convention relative à l’Organisation de Coopération et de Développement Economique, etc.) ont été viciés à leur base par une proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes les universités américaines – et à leur suite dans toutes les universités du monde entier :
« Le fonctionnement libre et spontané des marchés conduit à une allocation optimale des ressources. »
C’est là l’origine et le fondement de toute la doctrine libre-échangiste. Son application aveugle et sans réserve à l’échelle mondiale n’a fait qu’engendrer partout désordres et misères.
On pourrait conclure avec une autre citation, de Keynes cette fois : « Les idées exprimées ici sont extrêmement simples et devraient être évidentes. La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d’échapper aux idées anciennes qui ont poussé leurs ramifications dans tous les recoins de l’esprit des personnes ayant reçu la même formation que la plupart d’entre nous. »

Mais à quelles « idées nouvelles », par exemple, vous songez ?

Maurice Allais : Au protectionnisme, qui n’est pas une idée ancienne mais neuve.

Le protectionnisme est généralement associé à l’isolationnisme, au nationalisme, à l’autarcie…

Maurice Allais : D’abord, une libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux ne me paraît possible, souhaitable, que dans le cadre d’ensembles régionaux groupant des pays au développement économique et social comparable.
Ensuite, pour toute organisation régionale – et je pense bien sûr ici à l’Europe –, le choix n’est pas entre l’absence de toute protection et un protectionnisme isolant totalement l’économie de l’extérieur. Il est dans la recherche d’un système qui permette de bénéficier d’une concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec l’extérieur, mais qui protège également l’économie communautaire contre tous les désordres et les dysfonctionnements qui caractérisent chaque jour l’économie mondiale.

Concrètement, comment vous imaginez cela ?

Maurice Allais : Un objectif raisonnable serait que par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe de produits un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit assuré par la production communautaire. La valeur moyenne de ce pourcentage pourrait être de 80 %. C’est là, au regard de la situation actuelle, une disposition fondamentalement libérale.

On vous traitera d’utopiste, ou de fou, tellement vous allez a contrario du fonctionnement des institutions internationales !

Maurice Allais : Tôt ou tard, les faits finiront par l’emporter, mais probablement dans les plus mauvaises conditions. Plus on attendra, et plus les obstacles seront difficiles à surmonter.
Il faut, de toute nécessité, remettre en cause les politiques mises en œuvre par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Et il est nécessaire de réviser les traités fondateurs de l’Union Européenne tout particulièrement quant à l’instauration d’une préférence communautaire. La politique commerciale de Bruxelles a peu à peu dérivé vers une politique mondialiste libre-échangiste, contradictoire avec l’idée même de la constitution d’une véritable Communauté Européenne. Cette hâte pour réaliser une Europe mal définie, sans institutions appropriées, sans objectifs précis, est fondamentalement malsaine. Elle ne peut que mener à des situations économiquement et politiquement intenables.
Hayek lui-même l’énonçait, au sortir de la seconde guerre mondiale : « Rien n’a sans doute tant nui à la cause libérale que l’insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laissez-faire. »

Vous dénoncez le « libre-échangisme », ou le « mondialisme », et votre recours au « -isme » signale une idéologie, à la fois forgée par des intellectuels et qui devient réalité grâce à une volonté politique. En général, on parle plutôt de « mondialisation », et ça apparaît alors comme une fatalité. Comme la loi de la gravité, ou comme la pluie, on ne peut pas lutter contre « la mondialisation »…

Maurice Allais : L’histoire n’est pas écrite, et je ne vois dans ce processus aucune fatalité. C’est en fait de l’évolution des opinions publiques, c’est du poids relatif des forces politiques, que dépendent les changements de politique réalistes qui nous sauveront du désastre et détermineront notre avenir.
Et si j’insiste sur le « -isme », c’est que je dresse un parallèle. Les perversions du socialisme ont entraîné l’effondrement des sociétés de l’Est. Mais les perversions laissez-fairistes mènent à l’effondrement des sociétés occidentales.
En réalité, l’économie mondialiste qu’on nous présente comme une panacée ne connaît qu’un seul critère, « l’argent ». Elle n’a qu’un seul culte, « l’argent ». Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruire elle-même.
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La fabrication de cet entretien
Maurice Allais ne donne pas d’entretien aux journalistes. Pour ne pas perdre de temps avec des Monsieur Jourdain qui font du « mondialisme » sans le savoir. Donc, quand j’ai envoyé un courriel à son secrétariat, quand je l’ai appelé chez lui, il a refusé. Ou alors, il fallait procéder autrement. Indirectement :
Primo, que je lise ses livres (j’avais commencé). Secundo, que je rédige mes questions, mais aussi ses réponses : en recopiant des passages de ses ouvrages. Tertio, que je lui adresse le texte et qu’il valide ou non. Ca réclamait plus de boulot que de tenir un micro…
Je me suis attelé à la tâche et des semaines plus tard il a validé. Il en était même très content, je crois. Je craignais qu’il chipote sur la moindre virgule, que le texte fasse cent allers-retours, qu’il se montre scientifiquement sourcilleux. Mais non. Au contraire. Du premier coup. Maurice Allais m’a appelé, ravi, enchanté, jamais on a respecté ainsi ses idées, etc. Il va envoyer le fichier à tous ses amis. Il m’a donné son quitus pour une publication. Mais où ? C’est ainsi que le seul entretien avec le seul prix Nobel d’économie français a terminé dans Fakir : voilà qui en dit long sur la censure dans le débat économique. Le libre-échange est élevé au rang de dogme, intouchable. Un symbole de la fermeture idéologique de médias qui, bien sûr, ne font pas d’idéologie…
Les propos cités dans l’entretien sont donc, pour l’essentiel, extraits de deux livres :
La Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance (éd. Clément Juglar, 2007).
L’Europe en crise. Que faire ? (éd. Clément Juglar, 2005).

(article publié dans Fakir N°40, mars 2009)