Le retour à l’État du privilège exclusif de la création monétaire

Extraits de « l’impôt sur le capital et la réforme monétaire » Maurice Allais – Ed Hermann  –

Nouvelle édition octobre 1988 – pages 200 à 209

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Il résulte de l’analyse qui précède que le système du crédit est entaché de défauts essentiels et la question se pose de savoir si ces défauts ne sont pas inhérents à toute économie décentralisée et de propriété privée. En fait il n’en est rien, et une réforme relativement facile à mettre en œuvre pourrait affranchir le système actuel du crédit de ses inconvénients majeurs.

DÉFAUTS MAJEURS DU SYSTEME ACTUEL DE CRÉDIT

Pour six raisons au moins, la création (ou la destruction) irresponsable de monnaie par les décisions des banques et des particuliers, la très grande sensibilité du mécanisme du crédit à la situation conjoncturelle, l’instabilité foncière qu’il engendre, l’altération des conditions d’une efficacité maximale et l’altération de la distribution des revenus qui en sont les conséquences, et enfin l’impossibilité de tout contrôle efficace du système du crédit par l’opinion publique et le parlement en raison de son extraordinaire complexité, l’organisation actuelle du crédit, dont l’origine historique a été tout à fait contingente, apparaît comme tout à fait irrationnelle.

En tout état de cause, il serait souhaitable que la masse monétaire globale augmente à une allure régulière, ce qui, de toute évidence, paraît impossible au regard de la structure actuelle du système du crédit.

La création de monnaie et de pouvoir d’achat par le mécanisme du crédit, les profits correspondants et l’altération de la distribution des revenus

La répartition des revenus constituant l’objet essentiel de ce livre, il paraît souhaitable de rappeler brièvement comment la distribution des revenus est altérée par le mécanisme du crédit.

Le mécanisme du crédit a pour effet d’augmenter la masse monétaire d’un montant égal au montant global des dépôts que leurs détenteurs considèrent comme des encaisses, déduction faite de leur couverture en monnaie de base. Les dépôts bancaires considérés par leurs détenteurs comme constituant des encaisses comprennent tous les dépôts à vue et la plus grande partie des dépôts à terme.

Au moins en première approximation, la fraction des dépôts à terme jouant le rôle de monnaie peut être estimée aux deux tiers environ des dépôts à terme. Cette fraction représente approximativement le montant global des dépôts à terme de moins de trois mois.

La masse monétaire peut ainsi être estimée comme égale au montant global de la monnaie de base (billets et pièces, comptes courants postaux, dépôts à la Banque de France et au Trésor) et du montant global des dépôts bancaires jouant le rôle de monnaie (dépôts à vue et deux tiers des dépôts à terme) et non couverts par de la monnaie de base. La monnaie créée par le mécanisme du crédit est égale à l’excès de la masse monétaire sur la monnaie de base 5. Quant à la distribution des revenus, les effets du mécanisme du crédit peuvent s’analyser à un double point de vue. Tout d’abord le mécanisme du crédit permet la création chaque année d’un pouvoir d’achat supplémentaire égal à l’augmentation de l’excès de la masse monétaire sur la monnaie de base. Ce pouvoir d’achat est compensé en comptabilité par un endettement vis-à-vis des banques des agents économiques qui en bénéficient. Lorsque leurs emprunts sont remboursés la création initiale de pouvoir d’achat se trouve compensée par la destruction d’un pouvoir d’achat égal, mais si les banques reprêtent indéfiniment les sommes remboursées, la création initiale de pouvoir d’achat devient définitive. Si les banques ne renouvelaient pas leurs prêts non couverts par de la monnaie de base, le seul pouvoir d’achat créé correspondrait aux intérêts courus, mais comme en fait l’excès de la masse monétaire sur la monnaie de base croît constamment, l’accroissement chaque année de cette différence correspond à une création définitive de pouvoir d’achat ex nihilo qui se traduit par la hausse des prix et la perte d’un pouvoir d’achat égal de l’ensemble des consommateurs. De 1968 à 1975 le pouvoir d’achat ainsi créé ex nihilo par le mécanisme du crédit bancaire a représenté en moyenne une fraction d’environ 5,2 % du revenu national. Au cours des années 1974 et 1975 il a représenté en moyenne 8,6 % du revenu national.

Un second point de vue consiste à considérer non pas le pouvoir d’achat nouveau créé ex nihilo dans l’année considérée, mais les intérêts correspondant au montant global de la monnaie bancaire existant à l’époque considérée (dépôts bancaires à vue et approximativement deux tiers des dépôts bancaires à terme) non couverts par de la monnaie de base. Ce montant est égal à l’excès de la masse monétaire sur la monnaie de base. Le montant global de ces intérêts est approximativement égal, au produit de l’excès de la masse monétaire sur la monnaie de base par le taux d’intérêt à long terme des obligations de premier rang. Au 31 décembre 1975 l’excès de la masse monétaire sur la monnaie de base correspondait approximativement à 40 % du revenu national et le taux d’intérêt à long terme des obligations de premier rang était de l’ordre de 9%. Les intérêts annuels correspondants représentaient donc environ 3,6 % du revenu national. Cette fraction correspondait aux profits distribués, plus ou moins aveuglément, pendant l’année considérée à une foule de parties prenantes par le mécanisme du crédit.

Que l’on adopte l’un ou l’autre point de vue le mécanisme du crédit a pour effet d’altérer profondément la distribution des revenus au profit de certains et au détriment des autres. Si on admet les principes d’équité et de justice sociale qui paraissent communément admis par les majorités politiques d’aujourd’hui, il conviendrait d’attribuer à l’État, et à l’État seul, le bénéfice de la création monétaire.

Principes d’une réforme du crédit

Si l’on veut pallier les défauts majeurs du système du crédit, il convient de le réformer profondément. Cette réforme doit s’appuyer sur deux principes fondamentaux :

— Le domaine de la création monétaire doit relever de l’État et de l’État seul. Il convient de lui donner une maîtrise totale de la masse monétaire.

— Il convient d’éviter toute création monétaire autre que celle de la monnaie de base de manière que personne en dehors de l’État ne puisse bénéficier des faux droits résultant actuellement de la création de monnaie bancaire, c’est-à-dire de manière que toute dépense trouve son origine dans un revenu effectivement reçu.

Ces deux principes impliquent que tout dépôt à partir duquel des paiements peuvent être effectués soit intégralement couvert en monnaie de base.

Fondements d’une réforme

Pour éviter les inconvénients majeurs du système actuel du crédit, les fonctions bancaires assurées aujourd’hui par les banques et les intermédiaires financiers devraient être réparties après une période de transition convenable entre deux types d’établissements, les banques de dépôt et les banques de prêts.

Les banques de dépôt assureraient la garde des dépôts en monnaie de base et effectueraient sur leur demande les encaissements et les paiements de leurs clients. Les services correspondants seraient facturés. Il serait interdit aux banques de dépôt de procéder à quelque activité de prêt que ce soit. Le principe de leur gestion serait celui d’une couverture intégrale des dépôts en monnaie de base. Tous les dépôts seraient des dépôts à vue.

Les banques de prêts assureraient comme aujourd’hui le négoce des promesses de payer, mais la règle de leur gestion, au contraire de ce qui est pratiqué aujourd’hui, serait que tout prêt d’un terme donné devrait être financé à partir d’un emprunt de terme au moins aussi long. Ainsi au lieu d’emprunter à court terme pour prêter à long terme, elles emprunteraient à long terme pour prêter à plus court terme. Elles devraient avoir l’obligation de publier la distribution des éléments de leurs actifs et de leurs passifs suivant leur maturité. Il serait interdit à ces banques de recevoir des sommes en dépôts à vue et d’effectuer des encaissements ou des paiements pour le compte de leurs clients.

Ces dispositions s’appliqueraient intégralement aux filiales des banques étrangères •situées en France, non seulement pour les dépôts en francs, mais également pour tous les dépôts stipulés en monnaies étrangères.

Dans le cadre de ces principes, le contrôle de la gestion des établissements financiers serait bien plus aisé que le contrôle du système actuel de couverture fractionnaire.

Tous les financements effectués actuellement par le système bancaire resteraient possibles, mais ils seraient assurés suivant des modalités différentes. En fait, l’intérêt des banques de prêts les amènerait à égaliser autant que possible leurs emprunts et leurs prêts d’un terme donné, condition en tout état de cause nécessaire pour la réalisation d’une situation d’efficacité maximale de l’économie.

Naturellement l’ensemble du système bancaire ne pourrait assurer une couverture intégrale des dépôts à vue et de ceux des dépôts à terme qui jouent actuellement le rôle d’encaisses que si lors de la mise en application de la réforme du crédit, l’État, par l’intermédiaire de la Banque de France, accordait au secteur bancaire un prêt à long terme portant intérêt dont le montant global serait égal à l’excès de la masse monétaire sur la monnaie de base. Le taux d’intérêt pourrait être au départ relativement faible, mais il serait progressivement porté au niveau des taux d’intérêt correspondant aux obligations de premier ordre diminué de 2 % ( note : Les frais de fonctionnement des banques représentent environ 2 % du montant global des dépôts. On peut encore dire que la différence entre la moyenne des taux d’intérêt actifs (c’est-à-dire des taux d’intérêt reçus par les banques) et la moyenne des taux d’intérêt passifs (c’est-à-dire des taux d’intérêt payés par les banques) est de l’ordre de 2 %.)

Ainsi qu’il a déjà été indiqué, les ressources supplémentaires susceptibles d’être obtenues par la réforme proposée du crédit peuvent être estimées à au moins 3 % du revenu national « . Cette estimation à 3 % environ du revenu national des ressources supplémentaires permises par la réforme du crédit correspond à une hausse modérée des prix de 2 %. Si cette hausse était plus forte par exemple de 6 % par an, cette estimation devrait être majorée et portée de 3 % à 4,5 % environ.

Enfin dans le cadre d’une telle réforme, il conviendrait de restituer au secteur privé toutes les activités des banques nationalisées (à l’exclusion naturellement de la Banque de France) ainsi que les fonctions de dépôt et de virement assurées actuellement par les Comptes courants postaux. De même le Conseil national du Crédit n’aurait plus d’autre utilité que de contrôler que les règles de fonctionnement des banques de dépôt et de prêt sont effectivement observées.

Avantages ou système proposé

Une telle organisation permettrait la réalisation simultanée de six conditions tout à fait fondamentales :

—L’impossibilité de toute création monétaire en dehors de celle de la monnaie de base.

—La suppression de tout déséquilibre potentiel résultant du financement d’investissements à long terme à partir d’emprunts à court terme.

—L’égalité approximative du montant global des investissements et des épargnes d’un terme donné pour les banques de prêts, et la facturation effective des coûts des opérations de garde et de transfert de fonds pour les banques de dépôt, conditions nécessaires d’efficacité pour l’économie.

—L’expansion de la masse monétaire globale au taux souhaité par les autorités monétaires.

—Le retour à la collectivité des gains provenant de la création monétaire et l’allégement en conséquence des impôts existants.

—Un contrôle aisé par l’opinion publique et par le parlement de la politique monétaire et de ses implications.

Tous ces avantages seraient essentiels. La profonde réforme que leur obtention implique se heurterait à de puissants intérêts et à des préjugés fortement enracinés. Mais, au regard des crises majeures que le système actuel du crédit ne cesse de susciter et que les autorités monétaires se révèlent incapables de maîtriser, elle apparaît comme une condition nécessaire de survie de l’économie décentralisée et efficace du monde occidental.

Les objections

De nombreuses objections ont été présentées à rencontre de cette réforme. Je me bornerai ici à discuter les plus importantes :

Le système du crédit ne pourrait plus fonctionner

Il est bien exact qu’il ne pourrait plus fonctionner comme maintenant, mais toutes les opérations actuellement effectuées par les banques resteraient possibles.

Les paiements et encaissements continueraient à être effectués par les banques de dépôt pour le compte de leurs clients ainsi que la tenue de leurs comptes. La seule différence serait que ces services seraient facturés à leurs coûts véritables.

Toutes les opérations de prêt qui se constatent aujourd’hui resteraient parfaitement possibles. Elles seraient assurées par les banques de prêt avec cette seule différence que ces banques emprunteraient à terme pour prêter à plus court terme.

Le système du crédit n’offrirait plus la même souplesse qu’aujourd’hui

Tout dépend évidemment du sens que Ton donne au mot « souplesse ». Si l’on entend par là le fonctionnement efficace du système bancaire, il resterait tout aussi efficace qu’aujourd’hui. Mais si l’on interprète ce terme comme la possibilité de créer ex nihilo de la monnaie et du pouvoir d’achat au profit de certains et aux dépens des autres, alors il est bien certain que la « souplesse » actuelle disparaîtrait. Mais pour toutes les raisons qui ont été développées il paraît bien difficile de la considérer comme avantageuse pour la collectivité. En tout état de cause c’est là un des objectifs essentiels de la réforme suggérée que de la faire disparaître.

Les encaisses des entreprises et des particuliers seraient moins bien utilisées qu’actuellement

Il est bien certain que le système actuel de couverture fractionnaire des dépôts permet une duplication des encaisses, duplication qui deviendrait totalement impossible avec le système proposé. En fait l’argument consistant à dire que le système du crédit permet de réaliser une économie d’encaisses était certainement valable au dix-neuvième siècle. A une époque en effet où la monnaie de base était fondamentalement constituée par des espèces métalliques, on pouvait valablement considérer comme raisonnable un système qui permettait d’effectuer plus de paiements avec moins d’encaisses métalliques. Mais aujourd’hui que la monnaie a été entièrement détachée de tout bien réel, c’est là un argument qui n’a plus de valeur.

Il convient d’ailleurs de rappeler que si au dix-neuvième siècle le système de la couverture fractionnaire du crédit a effectivement permis une économie d’espèces métalliques, il a constamment conduit à une instabilité foncière et à des crises de grande ampleur qui ont gravement compromis le fonctionnement de l’économie toute entière.

Le système proposé élèverait les taux d’intérêt et rendrait impossible le financement du développement économique

Tout d’abord en ce qui concerne les taux d’intérêt, la politique préconisée dans cet ouvrage, sur la base d’une hausse des prix modérée de 2 % et d’un accroissement de la production de 4 % environ, permettrait d’abaisser le taux d’intérêt nominal des obligations à long terme de premier rang à environ 5,5 % correspondant à un taux d’intérêt réel très modéré de 3,5 %.

En second lieu si, comme il est suggéré ci-dessous, les nouveaux emprunts des sociétés industrielles étaient indexés, en principal et en intérêts, elles trouveraient pour des taux d’intérêt réels de l’ordre de 3 à 5 % tous les capitaux dont elles auraient besoin, dès lors que leurs investissements seraient effectivement rentables.

La réforme du crédit aboutirait à pénaliser les bénéficiaires actuels du système du crédit

On pourrait encore avancer que la réforme générale projetée pénaliserait particulièrement tous ceux qui bénéficient actuellement des avantages tirés de la création de pouvoir d’achat ex nihilo par le mécanisme du crédit, qu’il s’agisse des déposants qui sont affranchis pour une très large part du coût de la gestion de leurs comptes ou qui obtiennent une rémunération de leurs dépôts, ou qu’il s’agisse de tous ceux qui du fait de la structure actuelle du crédit peuvent effectivement emprunter à des conditions plus avantageuses. Il est hors de doute que les bénéficiaires du système de crédit verraient disparaître les profits dont ils bénéficient, mais on voit difficilement comment l’on pourrait défendre le maintien de tels privilèges. Il n’y a pas lieu de rendre gratuitement des services qui en tout état de cause ont un coût qu’il faut bien supporter. Si un déposant est affranchi des frais relatifs à la tenue de son compte, la banque doit les supporter. Dans la situation actuelle elle peut le faire, car elle bénéficie des profits correspondant à la création de monnaie par le mécanisme du crédit. Qui en supporte réellement le coût ? L’ensemble des consommateurs pénalisés par la hausse des prix entraînée par l’accroissement de la masse monétaire. Dans le cadre de la réforme proposée et pour une même augmentation de la masse monétaire ces consommateurs resteraient pénalisés par la même hausse des prix, mais ils recevraient par ailleurs une compensation, puisque les gains provenant de la création monétaire revenant totalement à la collectivité pourraient financer une diminution égale des impôts qu’ils supportent.

Le système proposé ne serait pas applicable s’il n’était pas adopté par les autres pays

C’est là un argument qui ne saurait être valablement soutenu dès lors que les filiales des banques étrangères situées en France seraient soumises aux mêmes obligations que les banques françaises. Pour l’essentiel en effet la réforme envisagée implique deux conséquences : la vérité des prix en ce qui concerne les coûts des opérations bancaires et les taux d’intérêt, le retour à l’État des profits résultant de la création de monnaie. Aucune d’elles n’implique l’application universelle de la réforme. En tout état de cause, c’est là un argument qui n’a jamais été avancé par les adversaires du plan de « 100%-Money» lors de sa discussion aux États-Unis.

Le plan de couverture intégrale des dépots

Dans son principe le plan de couverture intégrale des dépôts n’est pas fondamentalement nouveau. A la suite de la spéculation intense et alimentée par le crédit qui a précédé la crise de 1929, et de la Grande Dépression qui a suivi, un certain nombre d’économistes américains de l’Université de Chicago ,5 ont préconisé en 1933 un système de couverture intégrale des dépôts à vue, système dit de « 100 % money » dans les pays anglo-saxons. Cette proposition a été reprise en 1935 par Irving Fisher qui lui a consacré un livre entier, 100 % Money, où ses différents aspects y sont complètement discutés « . Après la guerre elle a été à nouveau défendue par différents auteurs dont Milton Friedman ( Monetary and Fiscal Framework for Economie Stability, 1948) « . En France, l’idée a été soutenue par Pierre Cauboue (Philosophie de la banque, 1937) ‘* et par l’auteur du présent ouvrage {Économie et intérêt, 1947) « . L’argumentation essentielle en faveur de ce plan a été excellemment résumée par Irving Fisher :

« La proposition de  » 100% money  » — de porter le taux de couverture des dépôts à vue de 10%, ou à peu près, à 100% — peut apparaître étonnante à première vue. Mais c’est un fait historique que, dans les premiers temps du système des dépôts bancaires, une couverture à 100% des dépôts en monnaie de base était exigée.

« Le fait de faire revivre maintenant l’ancien système de couverture intégrale des dépôts, avec les réajustements impliqués par les conditions d’aujourd’hui, empêcherait effectivement l’inflation et la déflation monétaire suscitées par notre système actuel, c’est-à-dire stopperait effectivement la création et la destruction irresponsables de monnaie par nos milliers de banques commerciales qui agissent aujourd’hui comme autant d’instituts privés d’émission. Pour ces raisons, et d’autres encore, un système de  » 100% money  » présenterait un grand avantage, même pour les banquiers…

« Le plan est si simple qu’il peut être complètement exposé en quelques pages ; mais il affecterait la structure bancaire d’aujourd’hui, si complexe, et ses relations avec les affaires, de tant de manières que sa très grande simplicité et sa très grande portée soulèvent une multitude de questions dans les esprits de ceux qui sont familiers avec le système actuel bien plus compliqué… « L’essence du plan « 100% money  » est de rendre la monnaie indépendante des prêts, c’est-à-dire de séparer le processus de création et de destruction de monnaie du processus de prêt aux affaires. Un sous-produit tout à fait incident serait de rendre l’activité bancaire plus sûre et plus profitable ; mais de loin le résultat le plus important serait de prévenir les grands  » booms  » des affaires et les profondes dépressions en mettant fin aux inflations et aux déflations chroniques qui ont toujours constitué la grande calamité de l’évolution économique de l’humanité et qui ont été généralement suscitées par le système bancaire…

« Je suis arrivé à la conviction que ce plan, convenablement élaboré et appliqué, constitue incomparablement la meilleure proposition qui ait jamais été faite pour résoudre, rapidement et durablement, le problème des dépressions, car il supprimerait la principale cause à la fois des  » booms  » et des dépressions, savoir l’instabilité des dépôts à vue, liés, comme ils le sont maintenant, aux prêts bancaires.»

Cependant, quelle que soit sa valeur, le plan de l’École de Chicago néglige complètement la monétisation de tous les actifs des banques et des intermédiaires financiers autres que ceux correspondants aux dépôts à vue et il ne saurait être considéré comme suffisant pour faire disparaître les défauts majeurs du système actuel du crédit.

La conclusion essentielle de l’argumentation d’Irving Fisher, c’est la nécessité de séparer la création monétaire de l’activité de prêts. Cependant, la couverture intégrale des dépôts à vue ne saurait suffire pour assurer cette séparation et là se trouvait le défaut essentiel du plan de l’École de Chicago et d’Irving Fisher. Pour la réaliser il convient de dissocier complètement les deux activités de banques de dépôts et de  banques de prêts, ainsi qu’il a été indiqué. En fait, la répartition de l’activité bancaire actuelle entre deux sortes d’établissements tout à fait indépendants est une condition indispensable pour assurer une dissociation effective de la création monétaire et du négoce des promesses de payer.

En tout état de cause, l’argumentation d’Irving Fisher se fondait pour l’essentiel sur la considération des fluctuations conjoncturelles. Ce n’est pas là le seul argument à considérer. Du point de vue de cet ouvrage la répartition des revenus représente un élément d’une importance majeure.

La création de monnaie de base

Le projet de réforme qui vient d’être analysé concerne uniquement la structure des activités bancaires de dépôts et de prêts. Mais l’attribution à l’État et à l’État seul, du droit de créer de la monnaie et d’en percevoir les avantages ne signifie pas que la poursuite des errements actuels de la politique monétaire de l’État soit souhaitable.

Il serait en fait essentiel que la création de monnaie de base et son utilisation pour les dépenses de l’État soient soumises à un contrôle parlementaire effectif. La gestion des comptes courants postaux devrait être transférée aux banques de dépôt dont l’activité serait désormais limitée à l’exécution des encaissements et des paiements pour le compte de leurs clients. Les fonds drainés par les Caisses d’Épargne devraient être utilisés pour le financement d’investissements productifs de manière à assurer aux déposants une sécurité en valeur réelle. Dans tous ces domaines le principe général devrait être l’abandon des pratiques malsaines actuelles et la gestion des finances publiques dans des conditions de simplicité et de transparence rendant possible un contrôle efficace du parlement et de l’opinion publique. D’une manière générale la politique monétaire devrait faire l’objet d’une loi cadre définissant ses objectifs et ses conditions d’application sous le contrôle du parlement.

Le volume de la monnaie de base devrait être augmenté chaque année à une allure régulière de manière à assurer une croissance du niveau moyen des prix de l’ordre de 2 % par an. A cet effet le taux d’accroissement de la monnaie de base pourrait être fixé chaque année par la loi à une valeur égale au taux d’accroissement du produit national brut réel majoré de 2%..

Le sens de cette proposition est de fixer le rythme de la création de monnaie à un niveau suffisant pour permettre l’expansion en termes réels du produit national brut, ce niveau étant calculé avec une marge inflationniste modérée de 2 % par an. Cette disposition permettrait de ne jamais freiner l’expansion et d’assurer constamment une demande globale suffisante pour assurer l’écoulement effectif de la production à des prix lentement croissants .

Vue d’ensemble

L’ensemble de l’analyse qui précède soulève trois ordres de questions :

— Le fonctionnement actuel du mécanisme du crédit peut-il, ou non, être considéré comme satisfaisant? La distribution plus ou moins aveugle à une foule de parties prenantes des profits provenant de la création monétaire est-elle, ou non, justifiée ? Quelle est l’importance des profits ainsi distribués relativement au revenu national ?

— Si l’on juge ce fonctionnement indésirable, quelle réforme conviendrait-il de mettre en place? Quelles ressources l’État pourrait-il ainsi s’assurer relativement au revenu national au regard de l’expansion monétaire considérée comme souhaitable ?

— Une nouvelle organisation institutionnelle du crédit étant jugée désirable, comment envisager la transition de la situation actuelle à cette nouvelle organisation ?

C’est à ces questions qui, de toute façon, se posent à notre société, que j’ai tenté de donner des éléments de réponse. Si les mesures proposées étaient mises en œuvre, il n’y aurait plus d’inflation ni de récession notables ; il y aurait une croissance régulière du produit national brut réel, et cette croissance serait la croissance maximale compatible avec l’ensemble des autres données de l’économie. La masse monétaire serait toujours plus que suffisante pour permettre l’expansion du produit national brut réel, puisque son taux d’accroissement serait toujours supérieur de 2 % au taux de croissance du produit national brut réel. Il ne pourrait non plus y avoir d’inflation notable puisque l’accroissement de la masse monétaire ne dépasserait jamais plus de 2 % l’accroissement du produit national brut réel. Il y aurait une expansion régulière dans un régime en équilibre dynamique, la vitesse de circulation de la monnaie restant, dans de telles conditions, pratiquement constante.

Non seulement les réformes proposées répondent à tous les enseignements que l’on peut dégager de tous les éléments connus de l’histoire monétaire au cours des derniers siècles, mais ces réformes constituent l’aboutissement naturel de toutes les analyses de la dynamique monétaire qui ont été effectuées dans ces cent dernières années. Elles ont pour objet essentiel d’assurer à la fois le plein emploi, la croissance, une stabilité modérée des prix et l’équité de la répartition des revenus. L’objectif fondamental de ces propositions est double. Il est tout d’abord d’assurer l’équité de la répartition des revenus. Il est en second lieu de régulariser la croissance économique en évitant tout aussi bien les « surchauffes » inflationnistes que les coups de frein déflationnistes qui en sont la conséquence inévitable et qui se succèdent périodiquement pour le plus grand dommage de l’économie.

Je ne me dissimule en aucune façon le caractère révolutionnaire des propositions qui précèdent dans la mesure où elles aboutissent à dessaisir les grands organismes de crédit de la possibilité de créer de la monnaie scripturale, c’est-à-dire du droit de battre monnaie, et à réserver à l’État seul le droit de créer de la monnaie à une allure déterminée.

Sans doute ces propositions ne peuvent que susciter l’opposition de puissants intérêts et aller à rencontre de nombreux préjugés, mais il est certain que les mécanismes actuels du crédit reposent sur des bases pour une très grande part irrationnelles, dont l’origine historique est tout à fait empirique, qui n’ont cessé de se révéler très dommageables, et qui n’ont jamais été pensées très sérieusement, sauf par une minorité d’économistes, et cela aussi bien en France que dans les autres pays d’Europe occidentale et aux États-Unis.

Le principe essentiel du crédit et de la génération de la monnaie bancaire repose essentiellement sur la possibilité de prêter de l’argent qu’on ne possède pas ; c’est ce qui explique ses « miracles », et c’est ce qui en constitue à la fois l’irrésistible attrait et la très grande fragilité.

Toutes les crises monétaires du dix-neuvième siècle ont dérivé de cette situation. La grande crise des années trente aux États-Unis a eu pour cause essentielle un accroissement incontrôlé et déraisonnable du crédit et de l’endettement sur des bases fragiles. Il en a été de même de toutes les crises monétaires de ces dernières années. La situation économique actuelle des États-Unis (si prospère qu’elle puisse apparaître, et si sage qu’ait été dans l’ensemble la politique monétaire américaine de ces dernières années, si on la compare à la politique monétaire française), est pour les mêmes raisons potentiellement instable. De même encore la prolifération des euro-dollars a mené l’ensemble du monde occidental à une situation extrêmement dangereuse. Pour la France l’inflation a été constamment alimentée et permise, sinon suscitée, par le mécanisme du crédit.

En fait, si au cours du dix-neuvième siècle tant de crises financières sont survenues, et si au vingtième siècle tant de désordres monétaires se sont constatés et continuent d’être constatés, c’est qu’il doit y avoir à cela quelque raison. Cette raison, c’est que les hommes ont jusqu’ici insuffisamment réfléchi sur le rôle de la monnaie dans la vie de nos sociétés et sur les modalités suivant lesquelles la monnaie est créée au gré des contingences conjoncturelles et des intérêts particuliers, alors que cette création constitue certainement un des facteurs majeurs qui conditionnent leur vie économique et politique et qu’elle doit relever d’une politique consciente et rationnelle de l’État. Sur le plan national comme sur le plan international les principes fondamentaux sur lesquels repose le système monétaire doivent être entièrement repensés (Note :  La réforme du système du crédit qui a été définie dans ce chapitre n’a naturellement rien de commun avec le projet de nationalisation du secteur bancaire du Programme Commun de gouvernement de l’Union de la Gauche. La réforme proposée ici a en effet pour objet d’attribuer à l’État et à l’État seul le privilège de la création de monnaie et les profits correspondants. Mais quant aux activités des banques de dépôts et de prêts telles qu’elles ont été définies elles seraient entièrement exercées par le secteur privé)

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Note 1 (note 10 dans l’édition 1977, pages 319/320) :

L’examen détaillé des mesures à prendre pour assurer la transition de la situation actuelle à la nouvelle organisation du crédit sort naturellement du cadre restreint de cet ouvrage. Les seules questions à résoudre sont des questions techniques qui ne soulèvent aucune difficulté de principe. Qu’il suffise ici d’en souligner les aspects essentiels.

— La mise en place de la réforme suppose tout d’abord que toute banque qui actuellement a la double activité de dépôts et de prêts opte entre l’activité de banque de dépôts et l’activité de banque de prêts.

—  Dés la date fixée comme départ de la réforme, les banques de prêts cesseraient toute activité de paiement ou d’encaissement pour le compte de leurs clients dont les dépôts seraient transférés dans les banques de dépôts de leur choix. A partir de la même date, les banques de dépôts continueraient de gérer les prêts antérieurement consentis, mais elles ne consentiraient aucun nouveau prêt.

—  A cette même date, la Banque de France, agissant pour le compte du Trésor, consentirait à l’ensemble du secteur bancaire un prêt d’un montant global à l’excès de la masse monétaire M sur la monnaie de base B à cette date. Ce prêt serait réparti entre les banques de dépôts et de prêts de telle sorte de tous les dépôts à vue et tous les dépôts dont le terme est de moins de trois mois soient intégralement couverts par de la monnaie de base. Les dépôts à terme dont le délai d’échéance est de moins de trois mois seraient transformés en dépôts à vue.

— Tous les dépôts à vue détenus par des banques de prêts seraient transférés avec leur contrepartie en monnaie de base dans des banques de dépôts au choix des clients.

— Les avances effectuées par la Banque de France aux banques de dépôts pour leur permettre d’assurer la couverture intégrale de leurs dépôts en monnaie de base porteraient intérêt au bénéfice du Trésor, le taux d’intérêt étant progressivement élevé au taux des obligations de premier rang diminué de 2%.

— A mesure que les prêts antérieurement consentis à leurs clients par les banques de dépôts leur seraient remboursés par leurs clients, elles en reverseraient les montants à la Banque de France en remboursement des avances reçues de sa part. La Banque de France serait ainsi en mesure de les reprêter à long terme aux banques de prêts de manière à ce qu’elles puissent faire face à toute les nouvelles demandes d’emprunts à court, à moyen et à long terme.

— Au total on voit ainsi que par de simples transferts de banques à banques on passerait dans un délai relativement bref à une situation où la totalité des dépôts serait gérée par les banques de dépôts avec une couverture intégrale de leurs dépôts en monnaie de base et où la totalité des prêts serait gérée par les banques de prêts.

Lorsque tous les prêts antérieurement consentis par les banques de dépôts et les banques de prêts leur auraient été remboursés par leurs clients, le passif de l’ensemble des banques de dépôts serait égal au montant global des dépôts à vue et il serait compensé à l’actif par un montant égal en monnaie de base (billets et pièces, et dépôts à la Banque de France) correspondant aux dépôts de leurs clients. Le passif des banques de prêts serait constitué par les emprunts qu’elles auraient fait soit à la Banque de France, soit au public ; leur actif serait constitué par les créances correspondant aux prêts qu’elles auraient consenti à des termes plus courts à leurs clients.

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Note 2:

Le taux d’augmentation de la monnaie de base pourrait être fixé chaque trimestre, sa valeur étant égale au taux d’augmentation du produit national brut réel le trimestre précédent majoré de 0,25 %.

Comme je l’indiquais en 1967, cette proposition est analogue à celle de Milton Friedman, qui propose de fixer le taux d’expansion de la masse monétaire à 4 % par an (A Program for Moneta-ry Stability, pp. 90 et 100). Mais en fixant le taux d’accroissement de la masse monétaire à une valeur indépendante du taux d’accroissement du volume de la production Milton Friedman introduit une rigidité peu désirable.

Milton Friedman a montré de manière convaincante que dans la plupart des cas les interventions des autorités monétaires américaines ont joué à contresens (voir son très intéressant ouvrage : A Monetary History of the United States, 1867-1960, National Bureau of Economie Research, 1963). La même démonstration pourrait sans doute être faite en ce qui concerne l’action des autorités monétaires françaises au cours du dernier siècle.

2 Responses to Le retour à l’État du privilège exclusif de la création monétaire

  1. Garrigues dit :

    A l’occasion de la mort de Maurice Allais veuillez trouver un article substantiel sur cet auteur à l’adresse :
    http://r.garrigues.pagesperso-orange.fr/fr/textesrecents/maurice_allais.htm

  2. nassafi mouhcine dit :

    merci !

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